Le 10 juillet 2025, le Sénat étudiait la proposition de loi sur l’audiovisuel public. Un texte dangereux initié par la droite sénatoriale et repris avec ardeur par la ministre Rachida Dati qui déteste le service public audiovisuel. Au nom de mon groupe, j’ai dénoncé avec vigueur les contraintes financières qui pèsent sur la liberté d’expression des journalistes, la menace de censure politique que représente ce texte et les conditions de son examen, qui bafouent le droit d’amendement des parlementaires.
Vous trouverez mon intervention en vidéo et sous format texte ci-dessous :
Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Madame la Ministre,
Pourriez-vous préciser à la représentation nationale quelle est l’urgence qui vous oblige à inscrire ce texte ? Un texte tout juste rejeté par l’Assemblée nationale, en fin de session extraordinaire alors qu’il ne pourra pas finir sa navette avant l’automne ?
Quelle est l’urgence de tordre le bras des parlementaires et de corseter notre droit d’amendement en l’inscrivant aussi vite ?
Depuis 6 mois le Gouvernement navigue à vue, subissant ou surfant sur des initiatives parlementaires plus ou moins heureuses, et voilà qu’à l’approche de l’été il se précipite pour accélérer certains textes sans que l’on comprenne l’urgence.
Hier c’était la réforme de la loi Paris, Lyon, Marseille, tripatouillage électoral mal ficelé qui n’interroge pas le sujet principal : la répartition des compétences entre mairie central et arrondissements et leurs moyens budgétaires.
Aujourd’hui c’est une réforme à la truelle de l’audiovisuel public pour le mettre sous tutelle politique et raboter encore ses moyens.
Deux propositions de loi du bloc central ayant connu des navettes parlementaires chaotiques, témoignant de leur qualité douteuse. Deux propositions de loi sans étude d’impact, dont les conséquences sont pourtant considérables.
Deux propositions qui ont un point commun : votre capacité, Madame la Ministre, à être candidate à la mairie de Paris.
Quelle est l’urgence, si ce n’est celle de votre propre ambition ? Pour la défense de l’intérêt général, on repassera.
C’est votre urgence, avec la complicité de la majorité sénatoriale, qui nous réunit aujourd’hui en faisant fi du droit des parlementaires le plus évident. Reprenons le calendrier :
Lundi 30 juin, votre proposition est rejetée sans débat à l’Assemblée nationale, signe de sa piètre qualité.
Mardi 1er juillet après-midi, nous apprenons que le texte sera examiné en commission jeudi 3 juillet matin avec un délai d’amendement fixé au mercredi 2 juillet 18h.
Mercredi 2 juillet, la Conférence des présidents confirme la dérogation au délai de deux semaines prévu entre l’examen en commission et l’examen en séance, s’appuyant sur le 1er alinéa de l’article 17 bis de notre règlement. Mais cette décision arrive après le délai de dépôt des amendements de commission…
Le président de la commission des Affaires culturelles a usé de ses prérogatives pour déroger aux 2 jours ouvrés entre le délai de dépôt d’amendements et la réunion en commission. Sans cela nous n’aurions pas pu amender le texte en commission…
Je rappelle que dans sa décision n° 2015-712 DC, le Conseil constitutionnel a considéré que « la faculté reconnue au président de la commission saisie au fond de fixer un autre délai pour le dépôt des amendements doit permettre de garantir le caractère effectif de l’exercice du droit d’amendement [et] qu’il appartiendra au président de la commission de concilier cette exigence avec les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ».
Pourquoi massacrer ainsi notre droit d’amendement et la sincérité du débat ? Le problème ici est que le président Lafon est juge et partie. Cette proposition de loi qui végète depuis 2023 est la sienne. Il fût un temps où le Sénat tirait sa fierté de sa capacité à bien faire la loi, à trouver des compromis, à respecter le droit de l’opposition.
Mais ce temps est révolu. Depuis juin 2022 et la fin de la majorité absolue à l’Assemblée nationale, la majorité sénatoriale règne sans partage dans le but d’instaurer le rapport de force permanent entre les droites, encore aggravé par l’entrée des Républicains au Gouvernement en 2024. Aux macronistes l’Assemblée, aux Républicains le Sénat et aux autres le spectacle d’un socle qui n’a rien de commun et d’un Gouvernement qui a tout d’un poulet sans tête.
Plus de débat entre nous ; la majorité sénatoriale court après l’extrême droite, tolère à peine le débat et laisse ses rapporteurs nous produire un musée des horreurs de lois climaticides, de casse sociale, islamophobes et réprimant les libertés publiques au mépris assumé de la Constitution.
Dans le cas présent, haro sur le service public audiovisuel. La dérive a débuté dès l’arrivée d’Emmanuel Macron. En 2017, après un documentaire sur le financement de sa campagne, il qualifie l’audiovisuel public de “honte de la République”. Depuis, les scandales de corruption et de conflits d’intérêt ont émaillé tous les gouvernements, jusqu’à la ministre en face de moi. Même la gestion de notre assemblée est loin d’être irréprochable. Avec autant d’affaires, évidemment le journalisme d’investigation vous dérange.
Ainsi s’enchaînent les pressions des droites contre la présidente de France télévision, les saisines sans fondement de l’ARCOM, les procès baillons, les attaques en plateau contre des journalistes ou les demandes d’éviction du 20h de journalistes pas assez révérencieux. Voilà ce qui fait votre socle commun : la détestation de la presse libre et indépendante.
La méthode est bien rodée : la première étape a été franchie en 2022 avec la fin de la redevance, remplacée par une fraction de TVA. Cet impôt forfaitaire était inégalitaire, mais le remplacer par une taxe non progressive n’est pas un progrès. Surtout, ce changement de financement met l’audiovisuel public à la merci du Parlement et du gouvernement. Depuis 2017, ce sont 776 millions en moins. Vous citez la BBC comme inspiration, mais celle-ci a un budget deux fois plus élevé !
Ces contraintes budgétaires empêchent les journalistes de faire correctement leur travail. Entre 2012 et aujourd’hui, le nombre d’ETP à France TV est passé de 10500 à 8800. Autant de journalistes, de techniciens, de monteurs, de mixeurs en moins. Les formats les plus chers sont les premiers touchés.
La couverture locale d’abord : la fusion de France 3 et France Bleu a abouti à une identité incohérente, à du manque de matériel et à la suppression de 50% des journaux locaux en matinale. Vous dites vouloir reconquérir l’audience populaire, mais vous sacrifiez l’actu de proximité dont elle est friande ! Quant aux journalistes, ils et elles ont des zones toujours plus grandes à couvrir avec moins de postes et restent pendant des années dans le précariat du planning ou de la pige. Comment fournir une information de qualité dans ces conditions ?
L’international ensuite : alors que l’actualité géopolitique nécessite un solide réseau de correspondants, celui-ci est réduit à peau de chagrin. France TV a quatre fois moins de bureaux étrangers que la BBC, son bureau Afrique a été supprimé en 2016. Mes chers collègues qui vous alarmez des sentiments anti-français : ne démembrez pas France Médias Monde, excluez-là de la holding !
Enfin, la grande victime de votre saignée sera l’investigation. Vérifier ses sources, mener des recherches, protéger des témoins… Par nature, cette activité suppose des moyens importants. Mais sans la cellule investigation de Radio France, aurions-nous eu connaissance des scandales des eaux Nestlé, des Uber Files, des Pandora Papers et tant d’autres ?
Le risque de disparition de l’investigation sur l’audiovisuel public est réel : les émissions comme Cash investigation ou Complément d’enquête sont réalisées par des entreprises externes, qui doivent passer par le bureau unique des documentaires d’investigation de France Télévisions. Or, depuis le rachat de Canal+ par Vincent Bolloré, France TV a le monopole sur ce créneau !
Pour obtenir des contrats, les réalisateurs excluent certains sujets ou certaines infos : en 2022, lors de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias, le syndicat des auteurs-réalisateurs de documentaires affirmait que 60% d’entre eux s’autocensurent !
La muselière financière que vous mettez sur la bouche des journalistes fait taire les voix les plus critiques. Comme le disait Thomas Sankara à la tribune de l’ONU en 1984, « je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge pour ne pas subir les dures lois du chômage. »
Mais cette pression financière ne vous suffit pas. Votre texte va mettre encore davantage les médias publics sous tutelle politique en les réunissant dans une holding dirigée par un PDG unique. Tout cela bien sûr au nom de l’efficacité et des économies. Mais d’après les estimations, les besoins immobiliers, la convergence des moyens d’info et l’alignement des rémunérations induits par la holding coûteront au moins 150 millions d’euros.
Votre vraie motivation est donc le contrôle politique de l’information. D’ores-et-déjà, la censure se renforce. Mme Lapix vient d’être remerciée, ses questions étant jugées trop dérangeantes. L’an dernier, avant les élections européennes, le directeur de l’information de France TV a demandé aux magazines d’investigation du groupe un “moratoire sur les investigations concernant les portraits de responsables politiques” ! Entraver l’information des citoyens en pleine période électorale est une honte !
Avec cette proposition de loi, vous voulez mettre un dernier clou au cercueil de l’indépendance des médias publics. Nous imaginons sans peine l’avenir de nos chaînes si vous y parvenez : des interviews complaisantes avec le pouvoir, des plateaux réunissant quelques toutologues naviguant en taxi entre les studios de l’Ouest parisien sans connaître le reste du pays et des émissions de divertissement abrutissantes. En somme, le modèle des chaînes privées, où les milliardaires contrôlent toujours plus étroitement l’information.
Madame la Ministre, nous ne vous laisserons pas faire. Depuis la révolution de 1789, la liberté d’expression est une valeur fondamentale de notre République, affirmée dans l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Dans sa décision n° 84-181 DC, le Conseil Constitutionnel a élevé le pluralisme de la presse au rang d’objectif constitutionnel. Je cite “l’objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché.”
Voilà quel est notre cap et voilà pourquoi nous ferons tout pour renvoyer votre réforme dans les poubelles de l’histoire.
Image en une : Free Malaysia Today