Le Sénat a rejeté la proposition de loi de notre collègue Bastien Lachaud visant à réhabiliter les Fusillés pour l’exemple de la première guerre mondiale, que le groupe Ecologiste – Solidarité et Territoires avait choisi d’inscrire sur son espace réservé.
Au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, j’ai été rapporteur de ce texte. Vous pouvez consulter mon rapport ici.
Je regrette vivement que la droite, à chaque fois qu’il s’agit de regarder en face l’histoire de notre pays et de travailler sur la mémoire collective de notre Nation, refuse d’agir.
Cet épisode tragique de notre histoire ne fait aucun débat entre les historiens qui sont tous d’accord sur les faits. Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy ont engagé un travail mémoriel que le Parlement doit conclure. Je déplore ce refus d’obstacle.
639 soldats et leur aïeuls attendent et attendront encore qu’on les rétablisse dans leur honneur.
Le combat continue.
Merci Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes chers collègues,
10 mars 1915, les poilus de la 21e compagnie du 336e régiment d’infanterie, refusent de courir à une mort certaine pour reprendre une position au nord du village de Souain. 24 d’entre eux sont tirés au sort arbitrairement et comparaissent devant de conseil de guerre. Quatre caporaux sont condamnés à mort. Ils sont fusillés le 17 mars par leurs camarades, quelques heures avant que ne parviennent le résultat du recours en grâce commuant leur peine en travaux forcés.
14 juin 1915, après s’être fait soigner d’une blessure, Joseph Gabrielli, simple d’esprit et ne parlant que le corse, ne parvient pas à rejoindre sa compagnie. Il est condamné à mort pour abandon de poste et fusillé le jour même.
21 mai 1916, quatre soldats sont condamnés à mort à Roucy. Quelques jours plus tôt ils avaient retardé d’une heure le départ de leur compagnie. Initialement condamnés à 8 jours de prison, leur peine a été modifié en condamnation à morts « pour faire un exemple ».
Des récits semblables, glaçants, confondant d’injustice et confinant parfois à l’absurde les historiens de la Grande guerre en ont répertorié des centaines. Pour avoir refusé de courir devant la mort ou pour l’avoir laissé penser, des centaines de poilus ont été fusillés pour l’exemple.
Les Conseils de guerre spéciaux instaurés par le décret du 6 septembre 1914 ont donné droit de vie ou de mort aux gradés sur les soldats. Même sans conseil de guerre, les officiers pouvaient exécuter sommairement un soldat dont il jugeait la conduite dangereuse.
En France, plus encore que dans les autres nations belligérantes, la justice militaire était implacable et cherchait à faire des exemples pour maintenir les soldats dans la peur et ne leur laisser le choix qu’entre la mort certaine et la mort probable. Les condamnés n’avaient pas les moyens de se défendre, étaient parfois tirés au sort dans un groupe d’accusés et abattus par leurs pairs, devant leurs pairs. Celui qui refusait de tirer sur son camarade était condamné à prendre sa place.
Dès le 20 août 1914, le pouvoir politique, par la plume du ministre de la Guerre Adolphe Messimy, endosse cette responsabilité, en reconnaissant que cette justice d’exception n’a pas tant vocation à punir des coupables qu’à faire des exemples.
Les historiens, notamment ceux du groupe de travail dirigé par l’illustre Antoine Prost dont le rapport fait autorité, ont dénombré environ 740 soldats fusillés au cours de la guerre. A la demande de l’ancien secrétaire d’Etat Kader Arif, le service historique de la défense a établi une liste de 639 personnes fusillés pour désobéissance militaire auxquels s’ajoutent 141 fusillés pour des faits de droit commun et 126 pour espionnage.
La présente proposition de loi vise à réhabiliter ces 639 soldats. Je précise au passage pour lever certaines inquiétudes, que si ce nombre ne figure pas dans le corps de l’article, il est explicitement mentionné dans l’exposé des motifs et que l’intention du législateur est sans ambiguïté.
Ces soldats sont-ils mort pour la France, comme le considère les dizaines de maires qui ont porté leur nom sur les monuments aux morts de leur commune et comme nous sommes nombreux à le croire ? Ce qui est certain, c’est qu’ils ont été tués par la France.
Chers collègues, ce n’est pas réécrire l’histoire que d’admettre cette froide vérité. C’est au contraire accepter notre histoire dans toute sa complexité. Reconnaitre, qu’assaillie, prise à la gorge, la République a commis une lourde faute en confiant la mission régalienne primordiale de rendre justice à des conseils de guerre spéciaux.
Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeurs sur des faits vieux de plus d’un siècle avec les yeux du présent. Comment le pourrions nous ?
Il ne s’agit pas ici de blâmer les gouvernements républicains qui ont officié durant le conflit. Chacun peut entrevoir l’extrême complexité de gouverner un pays assailli, a fortiori quand l’armée ennemie est aux portes de Paris.
Il ne s’agit pas non plus de blâmer une armée qui avait la mission vitale de protéger la Nation et dont le fonctionnement, notamment le droit militaire, était très largement hérité de la période impériale.
Il s’agit simplement de reconnaitre que dans des circonstances d’une extrême gravité des centaines d’hommes ont été victimes d’un déni de justice tellement grave qu’il entache la mémoire collective de la Grande guerre depuis plus d’un siècle. Car l’opprobre, qui s’est abattu injustement sur la plupart de ces soldats s’est abattu sur leur famille, parfois sur toute leur commune et a traversé les générations. Ce sont ces familles, qui un siècle après, demandent encore la réhabilitation de leurs aïeuls.
Qu’est-ce qui différencie un soldat tiré au sort pour être fusillé de son camarade du même bataillon qui a également refusé de monter au front mais qui a échappé au hasard du destin ? Le nom du second figure sur un monument aux morts sous la mention « mort pour la France » et sa mémoire est honorée depuis un siècle.
La réhabilitation du premier est envisagée alors que la guerre fait encore rage mais le Parlement, tiraillé entre la constatation désolée de ces exactions manifestes et la nécessité de préserver l’Union sacrée, n’engage pas ce combat. Il supprime néanmoins en 1916 les conseils de guerre spéciaux. Cette mesure va drastiquement faire diminuer les exécutions. Ainsi en 1917, année des grandes mutineries, seule une trentaine de soldats est condamnée à mort.
De fait, l’essentiel des fusillés l’ont été en 1914 et 1915. Les travaux d’Éric Viot notamment ont montré que nombre d’entre eux ont été victimes de quelques officiers zélés, qui dans chaque division par laquelle ils passent, accroissent le nombre de fusillés. Certains ont heureusement été désavoués et relevés par leur général, comme les officiers qui ont condamné à mort les « six fusillés de Roucy ».
Au lendemain de la guerre, la réhabilitation des fusillés est assez consensuelle. Les soldats revenus du front haïssaient avant tout « les embusqués » et « les profiteurs », pas ceux qui avaient combattu à leurs côtés.
Dans l’entre-deux-guerres, le Parlement tente autant que possible de réparer l’erreur de 1914 avec l’adoption très large, voire unanime, de plusieurs textes :
– loi d’amnistie du 29 avril 1921,
– plusieurs lois pour faciliter les procédures de réhabilitation,
– loi ouvrant la possibilité de procédures devant la Cour de cassation,
– réforme du Code de Justice militaire en 1928,
– création même d’une Cour spéciale de Justice militaire qui siège entre 1932 et 1935 pour examiner certains dossiers.
Au total, environ 10 % des soldat fusillés sont réhabilités. C’est peu. Les réhabilitations furent aléatoires : il fallait qu’il y ait des témoins survivants, que les familles s’impliquent, qu’elles aient des relations bien placées, et que la demande soit prise en charge par une association comme la Ligue des droits de l’homme. Pour nombre de familles modestes, d’ouvriers, de paysans, ces voies de recours étaient inaccessibles.
Poursuivre les réhabilitations au cas par cas serait naturellement le chemin idéal, mais ce chemin n’existe pas. Le général Bach, historien du ministère des Armées, l’a montré : il manque de 20 à 25% des dossiers et beaucoup d’autres sont vides, ou si incomplets qu’il est impossible d’en rien tirer. La réhabilitation ne peut être que collective.
Il serait de toute façon inconcevable de rejuger aujourd’hui des faits vieux de plus d’un siècle. Le temps de la justice est passé. Celui des historiens, qui ont désormais exploités l’essentiel des archives, aussi. Vient désormais le temps du politique, qui doit se prononcer non pas sur l’histoire, mais sur la mémoire de la Nation.
Un premier pas important a été accompli au sommet de l’Etat. Lionel Jospin le premier en 1998 à Craonne a souhaité que les fusillés pour l’exemple « réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale ». Nicolas Sarkozy ensuite, dans un discours fort à Douaumont en 2008 a tenu à les rétablir dans leur honneur, puis sous l’Arc de triomphe en 2009 a évoqué « ces fusillés qui attendent encore qu’on leur rende justice ». En 2014 pour le centenaire, sous la présidence de François Hollande, un espace a été aménagé en leur mémoire au sein du Musée des armées.
Localement, près de 2 000 communes, 31 Conseils départementaux et 6 Conseils régionaux, dont beaucoup de territoires marqués par les stigmates de la Grande Guerre ont adopté des vœux réhabiliter les fusillés. Des monuments ont été érigés en leur mémoire, comme le magnifique monument de Chauny dans l’Aisne où les associations locales d’anciens combattants leur rendent également hommage.
Jusqu’à présent, je n’ai fait, je crois, qu’exposer des faits que personne ne conteste. Reste à conclure ce chapitre.
Notre assemblée s’est prononcée une première fois sur une proposition de loi similaire de nos collègues communistes emmenée par Guy Fischer. Elle est amenée aujourd’hui à se prononcer sur cette proposition de loi de notre collègue Bastien Lachaud adoptée à l’Assemblée nationale.
La commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, après un riche et vibrant débat, s’est prononcée, à une courte majorité, contre ce texte. Cette majorité a notamment estimé que la réhabilitation de personnes condamnées par décision de justice posait un problème juridique et que seules des réhabilitations individuelles étaient légitimes. Certains ont également craint que le Parlement ne s’engage dans une réécriture dommageable de l’histoire, qui ne relevait pas de ses prérogatives, mais uniquement de celles des historiens.
À titre personnel, je considère au contraire que le Parlement doit conclure ce qu’il a commencé en 1916.
Alors que la guerre de tranchées que l’on croyait appartenir aux vestiges du passé, ressurgit à quelques milliers de kilomètres de nous en Ukraine, le Sénat tout entier peut choisir aujourd’hui de lever l’opprobre et d’affirmer que nul n’aurait dû et ne devrait jamais être condamné à mort sommairement parce qu’il a, comme tout soldat, eu un moment de doute ou d’effroi, face à l’atrocité indicible d’une bataille d’infanterie.
Je vous remercie