A l’occasion de la commémoration des 150 ans du Sénat (bien que cette chronologie débutant à la Troisième République ne soit pas exacte), la revue parlementaire Le Trombinoscope m’a interrogé, comme tous les Président.es de groupe du Sénat, sur la vision que nous avions de l’histoire de la chambre haute et de son avenir. Ce débat rarement abordé me semble très important : si le rôle de l’Assemblée nationale, élue au suffrage universel direct, est évident, celui d’une deuxième chambre est parfois moins clair. Sa composition fait aussi l’objet de nombreux débats, comme lors du référendum de 1969. Dès mon élection en 2017, j’ai plaidé pour faire du Sénat une chambre du temps long, à la composition renouvelée. Vous trouverez donc ci-dessous la version longue de la tribune que j’ai publié pour revenir sur tous ces aspects :
Le Sénat français n’a pas 150 ans. La première Chambre haute française, le Conseil des anciens, est instaurée par la Constitution de 1795, dite du Directoire. Le premier Sénat dit « conservateur » (tiens donc) date lui du Consulat, établi par la Constitution de 1799.
Avant cela, les deux premières constitutions révolutionnaires n’avaient pas jugé utile de doter la France d’une 2e chambre. Les constituants de 1791 et 1793 s’inscrivaient dans une logique totalement différente de celle qui prévalait outre-Manche, où le bicamérisme fût inventé par l’instauration dès le XIV siècle de la Chambre des lords, représentant la noblesse et largement nommée par la Couronne. La Chambre des lords n’a, de fait, jamais été une grande alliée de l’élan révolutionnaire et représentait (et représente toujours) une farouche opposante au régime républicain.
Dans les États unitaires, c’est d’ailleurs l’essence même du bicamérisme, que de modérer les ardeurs de la chambre basse et lui obligeant à composer avec une chambre haute, une chambre dite « des Sages ». Dans les États fédéraux, c’est une autre logique qui prévaut, la 2e chambre étant chargée de la représentation des États fédérés.
Ni monarchique, ni républicain, c’est donc à l’Empire (précédé par le Consulat) que l’on doit le premier Sénat. Quel intérêt pour le Premier consul Bonaparte, puis pour l’empereur Napoléon 1er de s’adjoindre les services d’un Sénat aux pouvoirs extrêmement restreints ? « Consul », « Empire », « Sénat », la réponse est dans la terminologie même des institutions qui renvoient toutes à la Rome antique. Pour légitimer son nouveau régime, Bonaparte va mimer à la perfection l’Empire romain.
Or avant d’être un empire pendant cinq siècles, Rome a été une République aristocratique pendant autant de siècles. République abhorrant la tyrannie où les responsabilités exécutives changeaient de main chaque année et où le cœur du pouvoir résidait en son Sénat, réunissant les puissantes familles de praticiens de la ville. Sénat qui ne renonça pas sans heurt à ses prérogatives. Après son coup d’État, c’est dans la salle des sessions du Sénat que César trouva la mort des mains des sénateurs « Libérateurs ».
Après 17 ans de guerre civile, il fallut toute l’habileté d’Auguste pour instaurer l’Empire en conservant le Sénat, délesté de son pouvoir mais pas de tout son prestige. « Senatus populusque Romanus » (SPQR), Le Sénat et le peuple romain, la maxime de Rome – encore de nos jours – symbolise l’union indéfectible entre le Sénat et les citoyens romains. Quelle meilleure inspiration pour Napoléon cherchant à asseoir la légitimité de son régime après un millénaire de monarchie de droit divin ?
Le Sénat a avant tout une histoire impériale, la Restauration et la monarchie de Juillet lui préférant une Chambre des pairs, il réapparait sous le second Empire dans la droite filiation du 1er.
Cette histoire à cheval entre République et Empire, mais surtout impériale à ce stade, explique le compromis de l’amendement Wallon de 1875, acte de naissance officielle de la IIIe République et du Sénat républicain. Après 5 ans d’opposition à la chambre entre monarchistes et républicains sur la nature du futur régime, les monarchistes concèdent l’instauration de la République en exigeant un président de la République puissant élu pour 7 ans et un Sénat puissant. Nous sommes alors dans un bicamérisme strictement égalitaire où l’Assemblée nationale n’a pas le dernier mot et où le Sénat peut également renverser le Cabinet (Gouvernement). Le Sénat a presque plus de pouvoir, puisqu’il ne peut pas être dissout après avoir censuré le Gouvernement, contrairement à l’Assemblée nationale…
Ce Sénat d’inspiration monarchique et impériale, dont un quart des membres est inamovible au départ, élu par les communes de France en surreprésentant les territoires ruraux plus conservateurs que les villes (ça n’a pas changé) va progressivement devenir républicain à mesure que la majorité républicaine (obtenue en 1879) y progresse, aidé par la suppression des sénateurs inamovibles en 1884. La frange radicale des républicains y fait progressivement son entrée à gauche de l’hémicycle (et survit encore de nos jours au Sénat).
Le Sénat agira comme un bouclier à l’aventure boulangiste et participera activement des grandes lois républicaines (école publique, laïque et obligatoire, liberté de la presse, droit d’association, séparation de l’Eglise et de l’Etat, etc), loi âprement discutée dans chacune des chambres et entre les chambres, gage de leur qualité indéniable qui leur a valu de survivre jusqu’au présent en étant peu ou pas modifiées.
Mais le mode de scrutin du Sénat est un frein considérable à l’expression politique de la nouvelle gauche ouvrière et c’est d’ailleurs le Sénat qui fera tomber par deux fois les Gouvernements de Léon Blum.
A la Libération, les gauches majoritaires dans l’Assemblée constituante obtiennent la suppression le Sénat remplacé par un Conseil de la République consultatif (jusqu’en 1954) et il faut attendre la Ve République pour retrouver le Sénat sous l’impulsion notamment de Gaston Monnerville qui profite de l’accession au pouvoir du général De Gaulle. Mais farouchement opposé à la révision constitutionnelle de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel, il place le Sénat dans une position d’électron libre par rapport au pouvoir gaulliste.
De Gaulle tentera peu ou prou de supprimer le Sénat par référendum en 1969, mais il échouera et démissionnera. Le Sénat poursuivra son rôle de poil à gratter du pouvoir gaullo-pompidolien avec en point d’orgue la saisine du Conseil constitutionnel qui débouchera sur la censure intégrale de loi Marcellin de 1971 visant à réécrire la loi de 1901 pour contraindre le droit d’association.
Mais malgré ce rôle de vigie républicaine assumée parfois avec succès, le Sénat demeure « une anomalie démocratique » (selon les mots de l’ancien Premier ministre Lionel Jospin, le dernier à l’avoir réformé quelque peu) avec une seule alternance de 2011 et 2014 et une mainmise de la droite républicaine qui apparait de plus en plus en profond décalage avec le paysage politique du pays. Pire encore, on observe depuis la disparition de la majorité absolue à l’Assemblée nationale, un effet de vase communiquant avec l’apparition d’un fait majoritaire très fort au Sénat qui fait perdre à notre assemblée ses spécificités bienvenues dans la sphère institutionnelle : défense du droit et de l’Etat de droit, tempérance, culture du compromis, etc
Se pose alors avec encore plus d’acuité la question de l’avenir du Sénat, qui fidèle à son héritage, n’a de cesse d’osciller entre ses influences impériales et républicaines sans jamais rencontrer véritablement l’exigence démocratique de notre temps.
A titre personnel, je suis indubitablement favorable à un bicamérisme qui permet au Parlement d’échapper quelque peu aux passions politiques du moment et à la culture de l’immédiateté. C’est notamment avec ces éléments en tête que je suis favorable à faire du Sénat une véritable chambre législative du temps long à même de faire face aux défis de long termes du siècle en particulier la lutte contre et l’adaptation au changement climatique. Les modalités de désignation/élection d’une telle chambre sont à définir mais à titre personnel je suis favorable à l’incorporation du CESE dans le Sénat pour consacrer le rôle des corps intermédiaires. Je suis également favorable à une irrigation démocratique du Sénat via une dose de participation citoyenne directe. Aussi, j’imagine comme base de discussion un Sénat tripartite avec :
- un tiers d’élu.es des territoires comme aujourd’hui,
- un tiers de membres coopté.es comme au CESE et
- un tiers de citoyenne.s tiré.es au sort,
toutes et tous en poste pour un mandat unique de 9 ans.
Voilà à mon sens un bicamérisme définitivement républicain, davantage démocratique et plus performant pour retrouver notre capacité à écrire des lois réellement concertées et tournées vers le futur.
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