Parmi les résultats des élections législatives anticipées de cet été 2024, un a particulièrement retenu mon attention : la forte division géographique du vote. Malgré d’évidentes variations locales, y compris en Isère, les cartes des résultats du 1er tour, puis du second, vont toutes dans le même sens : les grandes métropoles et centres urbains votent particulièrement à gauche, tandis que les campagnes basculent de plus en plus dans le vote RN. 

Certes peu surpris par ces résultats, j’en suis en revanche très inquiet. D’abord car nous ne pouvons nous satisfaire d’un pays coupé en deux, ensuite car, à titre personnel, j’ai toujours considéré la ruralité comme un espace offrant de très nombreux potentiels pour le projet écologique et social porté par le Nouveau Front Populaire. 

A ce titre, je remarque d’ailleurs que là où des mairies de gauche et écologistes mènent des politiques ambitieuses en matière d’accompagnement social, de transition écologique juste, de démocratie participative ou encore de vie culturelle, associative et sportive, notre famille politique résiste bien mieux à la vague bleu marine. J’ai donc voulu en tirer quelques constats et propositions, à travers le texte ci-dessous :

A l’issue des ces élections législatives historiques, si le nouveau Front Populaire remporte le plus grand nombre de députés, le Rassemblement national a progressé partout dans le pays, il est omniprésent dans bon nombre de territoires ruraux et reste en passe de conquérir une majorité aux prochaines élections. Pour éviter ce scénario délétère pour notre pays et permettre au nouveau Front Populaire de transformer l’essai en devenant majoritaire au-delà des villes, le travail reste immense. Renforcement de l’union au-delà du contexte électoral, démonstration de la crédibilité du programme, maintien de la mobilisation de la société civile, etc.

Néanmoins, aucune stratégie de reconquête pour la gauche et l’écologie ne pourra se faire sans prendre en compte la répartition géographique du vote. Dès le soir du 30 juin, la carte électorale indiquait le fort ancrage à gauche dans la plupart des territoires urbains (dans leur diversité) tout en indiquant, en miroir, une implantation toujours plus forte du RN dans les campagnes et les espaces périurbains. Le second tour des législatives a confirmé ce constat : hormis quelques bastions où la gauche reste forte et ancrée (Dauphiné, Limousin, sud-ouest, Bretagne), la carte de la France rurale s’est largement couverte de brun dimanche dernier.

En tant que sénateur issu de la ruralité, je ne suis malheureusement pas surpris . Malgré la mobilisation sur le terrain pour porter une alternative, voilà des années que j’observe le vote d’extrême droite progresser dans nos campagnes. Ce clivage électoral a fait l’objet de très nombreuses analyses. Du travail de terrain du sociologue Benoît Coquard aux statistiques des économistes Thomas Piketty et Julia Cagé, les facteurs mis en avant sont nombreux. Tous, cependant, vont dans le sens d’une différence croissante entre les modes de vie urbains et ruraux. Ainsi, au-delà d’une distinction spatiale, il s’est construit, peu à peu, une distinction sociale : les territoires ruraux sont de plus en plus éloignés de l’ensemble des lieux de vie économiques, sociaux, médicaux, culturels, etc

L’Etat est largement responsable de cette fracture : depuis 40 ans, les politiques de métropolisation et d’austérité ont affaibli le maillage des services publics. Des milliers de bureaux de postes, de gares, d’hôpitaux, de classes voire d’écoles entières, de trésoreries ou encore de maternités ont fermé. Cet éloignement des services de base est une perte de temps et de pouvoir d’achat pour les habitant.es des territoires concernés. Ainsi, d’après l’INSEE entre janvier 2021 et juin 2022, les ménages ruraux ont perdu en moyenne 910€, soit 190€ de plus que la moyenne nationale et même 330€ de plus que les Franciliens, principalement en raison du coût des carburants. Depuis la mobilisation des gilets jaunes en 2018, qui demandaient plus de services publics, rien n’a changé… 

Pire encore, nos campagnes subissent à présent la disparition de services délégués au privé comme les ambulances, des lieux de sociabilité comme les petits commerces, les bistrots et les clubs de sport, et même des distributeurs bancaires. Cette désertification a de fortes conséquences : comme d’autres études antérieures, en 2016, l’IFOP mettait en évidence l’existence d’un survote pour l’extrême droite dans les petites communes ne disposant d’aucun service et commerce de proximité ou étant éloignées des gares. En outre, cette disparition de la vie sociale a des conséquences délétères : comme l’écrivait Alexis de Tocqueville “le despotisme […] voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée.” Au-delà de la difficulté des humanistes à porter un projet de société fédérateur, la réalité est que dans bien des territoires, faute de lieux d’échanges, faute de mixité sociale et politique, le discours excluant et racistes de l’extrême droite prospère sans rencontrer la moindre contradiction… 

Ce scénario n’est pourtant pas une fatalité. Dans le passé et encore aujourd’hui, élus locaux, militants associatifs et syndicaux ou simples citoyens ont su bâtir des communautés d’entraides et tisser des liens en apportant des services de première nécessité, même lorsque l’Etat était absent. Les colonies de vacances, clubs sportifs, théâtres populaires, coopératives d’entraide ouvrière, plannings familiaux créés par le mouvement ouvrier dès la fin du XIXème siècle ont précédé nombre d’avancées conquises ensuite à l’échelle nationale par le Front Populaire ou le Conseil national de la Résistance.

Partout dans les territoires ruraux, nos collectivités tentent de mener des politiques écologiques, culturelles, sportives et d’aide sociale ambitieuses. Maisons de santé, magasins coopératifs, espaces de sociabilité, activités périscolaires, transports publics, etc. Le volontarisme est là, mais il manque cruellement de moyens. Si le renforcement de l’Etat est indispensable, la renaissance de nos campagnes et de leurs singularités ne pourra se faire sans les collectivités locales. Il nous faut engager une rupture franche avec l’ère Macron, les élus locaux ne sont pas des agents de l’Etat, là pour exécuter une politique uniforme décrétée depuis Paris. Ils et elles doivent être à l’initiative de politiques innovantes et ambitieuses adaptées à un territoire qu’ils connaissent et dont ils maîtrisent les enjeux afin de répondre aux attentes de celles et ceux qu’ils/elles côtoient chaque jour. 

Comme le propose le Nouveau Front populaire, il faut convoquer des états généraux des espaces ruraux pour construire une véritable égalité territoriale et garantir à chacun.e de vivre à moins de 30 minutes d’un accueil physique de services publics. Il faut fixer, par le dialogue, des objectifs de long terme et faire confiance aux collectivités pour les atteindre en leur offrant les marges de manœuvres nécessaires en desserrant l’étau budgétaire, en développant une ingénierie locale et en redonnant de l’autonomie financière aux collectivités. Il est temps de redonner aux collectivités leur capacité d’imagination, d’expérimentation et de création. C’est le sens de l’histoire et la clef pour une décentralisation sincère. Si la démocratie a un prix, c’est aussi celui-ci. 

Photo en une : Lucas Gallone